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SAW (SCIENCES MATHEMATIQUES DANS LES MONDES ANCIENS) : <BR>NOUVELLES APPROCHES THEORIQUES DES SOURCES ET ENJEUX SOCIAUX-POLITIQUES ACTUELS

Présentation détaillée

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PROJET SAW
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Présentation du programme 2011–2012

ATTENTION à partir de 2012 : vous retrouverez les activités scientifiques propres au projet et les membres de l’équipe sur le site http://sawerc.hypotheses.org/



- Quelques problèmes avec l’historiographie des mathématiques aujourd’hui

- Objectifs de SAW

- Les outils théoriques

- Axes de recherche généraux

- Programmes de recherche spécifiques


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-  I. Quelques problèmes avec l’historiographie des mathématiques aujourd’hui



1. L’histoire des mathématiques au sein de l’histoire des sciences


Le projet SAW a été conçu à partir d’un diagnostic que nous avons posé sur le domaine de l’histoire des mathématiques. Plusieurs faits nous ont en effet frappées. Au sein de ce champ, l’étude des sciences mathématiques anciennes est à l’heure actuelle en perte de vitesse et attire de moins en moins de jeunes étudiants et chercheurs. Le phénomène est plus marqué encore pour les sujets qui ne concernent pas l’Europe. L’histoire des mathématiques anciennes est de ce fait de plus en plus marginalisée au sein aussi bien de l’histoire des sciences que de l’histoire des mathématiques. Ce domaine subit par ailleurs l’impact des frontières disciplinaires actuelles, l’histoire des mathématiques échangeant peu avec celle de l’astronomie. Les recherches sur les mathématiques anciennes se sont en outre, dans les dernières décennies, divisées en deux courants. Le premier – le moins représenté dans le champ – s’intéresse à l’histoire sociale et culturelle sans véritablement accorder d’importance aux idées et concepts mathématiques. C’est celui des deux courants qui présente aujourd’hui l’affinité la plus grande avec les recherches qui se mènent plus généralement en histoire des sciences. Le second courant s’intéresse, pour sa part, aux concepts et résultats mathématiques ou astronomiques sans véritablement prêter attention à leurs dimensions sociales et culturelles. Ironiquement, en dépit de leurs différences, les deux approches nous offrent une même image immuable des mathématiques, comme si la nature de ces savoirs n’avait jamais changé et que leur contenu était resté homogène au cours des siècles.

Ces problèmes affectent tous de façon aiguë l’histoire de ce qu’on désigne habituellement par l’étrange expression de « mathématiques non occidentales ». De ce fait découle une situation désastreuse dans la mesure où l’état du domaine contribue à maintenir, dans sa position hégémonique, la vision traditionnelle qui donne à l’Europe seule un rôle majeur dans l’histoire des mathématiques anciennes.

Le projet SAW a été conçu pour relever ce défi. Il se concentre sur les sources mathématiques qui furent produites dans les mondes anciens, plus spécifiquement en Mésopotamie, en Chine et dans le sous-continent indien. Son but premier est de renforcer ce sous-domaine, en y attirant de jeunes chercheurs du monde entier aussi bien qu’en abordant de nouvelles questions et en développant de nouvelles méthodes. L’ambition en est de s’inscrire en faux contre les tendances décrites ci-dessus, et de rénover d’un point de vue théorique l’approche des sources anciennes. Nous espérons ainsi faire du sous-domaine de l’histoire des mathématiques anciennes une source d’innovation pour l’ensemble de la discipline. Le choix de focaliser les recherches principalement sur la Mésopotamie, la Chine et le sous-continent indien découle du principal objectif théorique que SAW s’est assigné. Cet objectif a cependant été défini en tenant compte de l’impact que l’histoire des mathématiques exerce sur nos sociétés à travers le monde.


2. Utilisations politiques et sociales de l’histoire des mathématiques anciennes



Le projet SAW découle aussi d’une analyse de la façon dont le domaine des mathématiques anciennes se trouve actuellement sous l’emprise d’enjeux sociaux et politiques. Au XIXe siècle, la constitution des Etats-nations a joué un rôle clé dans la formation de l’histoire des sciences en tant que discipline. Cette situation est à mettre en relation avec un fait essentiel : en raison du prestige attaché à la science, et spécialement aux mathématiques, l’histoire des sciences a fourni une bonne partie des matériaux culturels à l’aide desquels les nations fu-rent façonnées. Ceci est tout aussi vrai pour les empires, les « civilisations », ou autres genres de « communautés ». Des moyens ont ainsi été inventés pour créer des communautés avec la science et son histoire. SAW compte analyser en détail comment ce lien fut établi entre la fabrique des communautés et l’historiographie des sciences, et comment ces processus sont encore à l’œuvre à l’heure actuelle dans le monde moderne. L’eurocentrisme en histoire des mathématiques a été, au moins pour partie, produit par ce phénomène et il doit très probablement à des raisons similaires de garder une position dominante aujourd’hui. On voit de nos jours, partout à travers le monde, des communautés revendiquer le mérite d’avoir apporté « leurs » contributions aux mathématiques, quand elles n’affirment pas, au contraire, leur différence en arguant de la spécificité des mathématiques qui leur seraient propres.


Nous avons assigné à SAW son principal objectif sur la base de l’observation suivante. Les historiographies qui portent la marque de telles influences présentent les mathématiques comme une discipline fondamentalement uniforme, et ce, selon deux modalités très différentes. A suivre un premier type d’approche, la nature des mathématiques n’aurait aucunement changé au cours de l’histoire — on leur prête ce qu’on pourrait appeler une « uniformité globale ». Les différentes communautés sont dans un tel contexte caractérisées par le fait d’avoir été les « premières » à introduire tel concept ou obtenir tel résultat. Selon une seconde modalité, on a avancé l’idée que les mathématiques ont été pratiquées de manière différente selon la nation ou la « civilisation » considérée (« l’Occident », la Chine, l’Inde, la Mésopotamie, etc.) — on introduit alors ce qu’on pourrait appeler une « uniformité régionale », dont les différents avatars correspondent à ce qui est désigné par les expressions « mathématiques occidentales », « chinoises », « indiennes » ou « babyloniennes ».


Laissons de côté les concepts de « précurseur », ou de « premier », dont la philosophie des sciences a déjà montré les limites pour l’historiographie, afin de nous concentrer sur ces postulats d’« uniformité ». La première conception de l’« uniformité » des mathématiques – l’« uniformité globale » – trahit une position qui accorde foi à l’uniformité de la pratique scientifique et se caractérise par une croyance en l’unicité de « la » méthode scientifique. Au cours des dernières décennies, de nombreux travaux ont été consacrés, en histoire et en philosophie des sciences, à dénoncer les faiblesses d’un tel point de vue. Ces analyses se sont cependant davantage appliquées aux sciences en général qu’aux mathématiques en particulier. Il nous reste donc à faire porter l’effort plus spécifiquement sur ce dernier domaine. Il est intéressant de rappeler, dans ce contexte, que des historiens comme Richard Yeo ont avancé la thèse selon laquelle l’insistance qu’en particulier les scientifiques du XIXe siècle ont mise sur « la » méthode scientifique était à mettre en relation avec la constitution de la « communauté scientifique » après 1800. D’une certaine manière, les efforts des historiens et des philosophes des sciences qui se sont engagés dans cette direction critique participent d’une remise en question de l’idée que les scientifiques forment une « communauté ».


On a consacré beaucoup moins de travaux, en revanche, à la deuxième conception de l’« uniformité » des mathématiques — l’« uniformité régionale ». Et pourtant, c’est celle qui a la relation la plus forte avec les historiographies « communautaristes » qu’on peut déceler à l’œuvre dans toutes les sociétés de notre monde globalisé. C’est cette observation qui a décidé du point sur lequel SAW entendait exercer son effort théorique. Le principal but du projet est de mettre en évidence les limites des thèses qui posent comme « uniformes » les mathématiques produites en Mésopotamie, en Inde ou en Chine. SAW vise à mettre en lumière la façon dont on peut identifier, dans ces trois aires géographiques, différentes pratiques et divers corps de savoirs mathématiques, ancrés dans des contextes sociaux et professionnels spécifiques. A un niveau théorique, la poursuite de cet objectif nécessitera une réflexion critique sur le concept de « culture de pratique scientifique » — à distinguer des usages plus essentialisants de la notion de « culture ». De plus, nous devrons aborder la question de savoir com-ment différentes cultures —en un sens à préciser— s’articulent les unes aux autres, ou plutôt présentent des « recoupements » partiels. Cette question est essentielle si nous entendons mener aussi loin qu’il est possible notre analyse critique des représentations en termes de communautés. Elle n’en est pas moins fondamentale en histoire et philosophie des sciences aujourd’hui, puisque nous nous trouvons à une croisée des chemins où nous avons besoin d’outils théoriques qui puissent nous permettre de passer d’une description de la variété des pratiques locales à une vision plus globale.



- II. Objectifs de SAW



L’objectif est d’introduire une première décomposition, en entités plus petites, de ce qui est trop souvent perçu aujourd’hui comme des touts homogènes (« mathématiques babyloniennes », « mathématiques chi-noises », « mathématiques indiennes ») en entités plus petites. La stratégie adoptée pour ce faire est systématique. Que nous examinions des sources cunéiformes, sanskrites ou chinoises qui documentent les pratiques anciennes, dans chaque cas certaines d’entre elles adhèrent à la sphère des activités astrologiques / astronomiques, tandis que d’autres apparaissent comme étroitement associées aux activités des administrations en charge de la gestion et des finances de l’Etat. C’est dans la mesure où les trois ensembles de sources provenant de Mésopotamie, de Chine et du sous-continent indien se prêtent à une même méthode d’analyse que nous avons choisi de nous concentrer sur ces trois aires en parallèle dans le projet SAW.


Le projet se concentrera sur des sources spécifiquement associées à l’un de ces deux domaines d’activités et cherchera à identifier des spécificités dans les pratiques et les savoirs mathématiques dont elles sont les témoins, en les contrastant les unes avec les autres. Ces sources constituent le matériau à l’aide duquel SAW entend réaliser son programme.


Même si les savoirs et les pratiques mathématiques sont susceptibles de varier grandement selon les contextes sociaux, d’une manière qui reste à mieux comprendre, ils donnent également à voir pour partie des recoupements. Cette remarque peut expliquer pourquoi les recherches historiques antérieures n’ont pas réussi à identifier ces différences et ont offert la vision d’une « uniformité culturelle ». Ce point est relativement important au niveau théorique. Nous sommes en effet confrontés à des cultures locales de pratiques mathématiques qui ne sont pas confinées à l’intérieur de frontières étanches, mais qui partagent des savoirs et des manières de travailler. SAW se propose d’élaborer les outils théoriques permettant de décrire en détail cette combinaison de dissemblances et de recoupements. C’est sur cette avancée conceptuelle en histoire des sciences que SAW travaillera – elle incarne les moyens théoriques dont SAW doit se doter. Les situations déjà observées paraissent prometteuses à cet égard et fournissent assez d’indices pour fournir ses premières bases à cette exploration.


Outre le fait de travailler sur les sources primaires, SAW compte mettre en œuvre une réflexion sur l’histoire de l’historiographie des mathématiques. Une telle réflexion est essentielle pour aborder nos sources de façon critique. L’attention se portera principalement sur les opérations clés qui sont en jeu dans la construction de l’historiographie des sciences anciennes : la fabrication des éditions critiques, la constitution des collections, et les outils conceptuels utilisés aujourd’hui pour reconstruire le passé.



- III. les outils théoriques



Au niveau théorique, SAW ne part pas de rien ; nous pouvons nous appuyer sur un ensemble considérable de travaux. La recherche contemporaine en histoire et philosophie des sciences a mis l’accent sur la conception d’outils avec lesquels aborder, sous divers angles, les différences entre pratiques scientifiques « locales ». Il est impossible de rendre justice aux innombrables suggestions qui ont été émises dans ce domaine. Bornons-nous à mentionner trois exemples pour montrer comment SAW se situe dans ce panorama.


C’est en adoptant la conception exposée par A. Crombie sous sa forme la plus achevée dans Styles of scientific thinking in the European tradition (1994) que I. Hacking a élaboré son concept de « style de raisonnement » (voir par exemple Hacking 1992). Hacking identifie six styles, selon la méthode adoptée pour l’investigation (raisonnement axiomatico-déductif, style de laboratoire, etc.). Son attention s’est concentrée sur la mise en évidence des principales composantes à prendre en compte pour saisir un style dans toutes ses dimensions. Hacking propose ainsi un outil systématique pour rendre compte de la variété des pratiques scientifiques. Cependant, cette variété est considérablement réduite pour ce qui est des mathématiques, puisque Hacking suggère qu’elles ne relèvent que d’un unique style de raisonnement, le « raisonnement axiomatico-déductif ». La méthode de Hacking peut être affinée en considérant un ensemble de sources beaucoup plus vaste. De plus, l’objectif de Hacking a pour corollaire qu’il ne se penche pas sur la transformation historique de ses styles. Au total, nous trouverons là un outil susceptible d’être mis au service de nos objectifs, mais certainement pas le seul qui nous sera utile. En revanche, SAW aura des propositions sur la manière d’affiner cet outil de travail.


Dans son livre Epistemic cultures, K. Knorr-Cetina (1999) s’efforce d’identifier, au sein d’une discipline donnée, des configurations de courte durée qui impliquent des groupes et leurs modes d’organisation, des « dispositifs de savoir (knowledge machineries) » et leurs usages, son objectif principal étant de rendre compte de “comment nous savons ce que nous savons”. Plusieurs de ses suggestions peuvent inspirer une approche des mathématiques anciennes, par exemple, celle d’analyser des « dispositifs de savoir ». Cependant, la différence entre les objets considérés — les activités d’aujourd’hui versus les textes anciens — et entre les modes d’accès aux objets d’étude — ethnographie versus analyse de documents — limite les possibilités de transfert. L’approche ethnographique adoptée par Knorr-Cetina lui permet de traiter des phénomènes de courte durée. Pareille approche est en général hors de portée pour ceux qui travaillent sur des documentations anciennes. De plus, la nature des collectifs humains du passé impliqués dans les activités mathématiques reste le plus souvent inconnue, tout au moins dans les détails. La portée de l’approche de Knorr-Cetina est intrinsèquement limitée à l’observation des activités scientifiques actuelles.


Dans Making sense of life, Evelyn Fox Keller (2002) introduit le concept de “culture épistémologique”, dont, là encore, nous pouvons nous inspirer. Elle met l’accent sur le fait que, dans le but de décrire le travail de collectifs engagés dans une recherche scientifique, il ne suffit pas de prêter attention aux « pratiques locales – les techniques, les instruments, les systèmes expérimentaux – d’une sous-culture scientifique particulière ». En d’autres termes, les aspects habituellement décrits par les historiens ne sont pas assez riches pour saisir pleine-ment les spécificités de la manière dont les activités de savoir sont organisées au sein d’un groupe donné. A ses yeux, on doit aussi prendre en compte d’autres facteurs : « les normes et les mœurs d’un groupe particulier de scientifiques qui sous-tendent les significations particulières que ces scientifiques donnent à des mots tels que théorie, savoir, explication et compréhension, et même le concept de pratique lui-même ». Ces significations, souligne-t-elle, se révèlent être d’une variété inattendue. En conséquence, les problèmes que les praticiens agissant au sein d’un collectif donné considéreront importants à aborder et les genres de réponses qu’ils trouveront pertinentes vont varier en fonction de choix épistémologiques clés partagés par le collectif. Le savoir produit portera dès lors la marque de l’ensemble de ces facteurs.


Ces tentatives conceptuelles d’aborder de façon systématique la diversité des pratiques scientifiques ont toutes été conçues au cours de recherches d’histoire, de sociologie ou de philosophie des sciences portant sur les savoirs contemporains, ou, au plus tôt sur les savoirs de l’époque moderne. Elles ne prennent en considération de façon massive que les sources d’Europe ou d’Amérique du Nord. Les mathématiques y jouent un rôle mineur, voire pas de rôle du tout. Cependant, elles fournissent toutes trois des idées pour forger les outils analytiques dont nous aurons besoin afin d’exploiter tous les indices livrés par nos sources et de percevoir des différences entre les pratiques mathématiques.


Dans les dernières années, en travaillant sur les sources de la Chine ancienne, K. Chemla a élaboré un premier ensemble d’outils pour décrire les pratiques mathématiques dans la même veine. Elle a proposé de dé-composer les « dispositifs de savoir » qu’attestent ces documents en éléments (problèmes, algorithmes, dia-grammes, genres de textes et d’inscriptions, etc). Par ailleurs, elle s’est appliquée à collecter des indices qui permettent à l’historien de reconstituer la manière dont les acteurs travaillaient avec ce type d’éléments. C’est ce qu’elle appelle des « pratiques avec des éléments » donnés. Dans cet ordre d’idées, comme l’avait suggéré E. Fox Keller, des « facteurs épistémologiques » se sont avérés essentiels : quelles étaient les valeurs privilégiées par les acteurs ? Qu’attendait-on d’une preuve ? En posant de telles questions il devient possible de repérer le complexe de « pratiques avec des éléments » qui permet d’analyser une manière de faire des mathématiques. Cela s’avère indispensable si l’on veut ensuite comparer et distinguer entre elles ces différentes manières de faire des mathématiques. Il est également essentiel d’introduire les « pratiques » que les acteurs ont élaborées avec ces éléments théoriques que sont les « facteurs épistémologiques ». De fait, ces pratiques épistémologiques imprègnent les pratiques avec d’autres éléments plus matériels. Par exemple, en Chine ancienne, la conception de la généralité se reflète dans la manière de travailler avec problèmes et algorithmes et de réaliser les diagrammes. L’ensemble constitue un réseau de relations. Pareil ensemble forme ce que K. Chemla propose de comprendre par l’expression « culture de travail mathématique ». Ces outils sont suffisamment précis pour permettre une nouvelle approche, plus approfondie, des différents corpus des sources mathématiques anciennes du monde en-tier, afin d’y identifier des pratiques différentes. SAW prévoit d’utiliser ces outils, dans la mesure où nous partageons la conviction que leur pouvoir de description permettra de faire voler en éclats l’apparente uniformité des « mathématiques chinoises, indiennes et mésopotamiennes ».


Cependant SAW ne cherchera pas simplement à appliquer des outils théoriques existants. Mis à part le fait que nous nous attendons à devoir les raffiner en en étendant les domaines d’application, nous envisageons d’ores et déjà une nouvelle perspective théorique. Comme nous l’avons dit plus haut à propos des sources chi-noises, les pratiques mathématiques à l’œuvre dans les milieux des sciences astrales et celles en usage dans les cercles de l’administration se recoupent autant qu’elles diffèrent. Ces pratiques ne renvoient pas à des cultures qui formeraient des entités séparées dont on envisagerait, dans un second temps, de considérer les échanges dans des zones spécifiques (« trading zones »). Nous pensons, au contraire, tester l’hypothèse que nous aurions plutôt un continuum, présentant des pôles spécifiques et des régions communes. Nous avons donc l’espoir de forger de nouveaux outils théoriques afin d’élaborer une approche des « cultures sans culturalisme ». Nous espérons pou-voir décrire avec précision ces distributions de différences et de recoupement entre pratiques.



- IV. Axes de recherche généraux



1. Définition et usages des unités de mesure – La pratique des problèmes


La définition des unités de mesure est un acte clé de toute administration en charge des finances et de la gestion. Cette opération requiert un travail mathématique que nos sources documentent relativement bien mais qui n’a pas fait l’objet d’études systématiques. Une fois les unités de mesure définies, la manière dont elles ont été utilisées et la façon dont les praticiens ont opéré avec elles constituent des traits essentiels dans l’identification de différentes cultures mathématiques. Ces opérations ont fort peu été étudiées et sont d’une extrême importance pour SAW. Dans un ordre d’idées tout à fait différent, les sources mathématiques nous livrent des informations sur des aspects des pratiques de gestion sur lesquelles les sources administratives restent silencieuses. Evoquons par exemple la manière dont on mesurait des quantités de grain, dont on évaluait la surface des terrains ou la capacité des silos de stockage dans les mondes anciens, toutes opérations essentielles à la gestion de l’Etat. La comparaison entre les systèmes d’unités de mesure utilisées dans nos différentes sources, les liens qui pourraient être établis entre eux sur cette base, et les indices relatifs à la manière dont on opérait sur les quantités dans les diverses pratiques mathématiques seront au centre de nos premières préoccupations. Les documents mathématiques qui présentent des relations avec le travail de l’administration semblent avoir, plus que d’autres, utilisé la forme du problème pour exposer les mathématiques. Une attention particulière sera accordée à l’usage qui a été fait de tels problèmes et à la façon dont ils adhèrent ou non à une pratique administrative.



2. Astronomie et calendriers – La pratique des « tâches »


Outre le fait d’accorder notre attention à la pratique des mathématiques associée à la description et la détermination des phénomènes astronomiques – le mouvement des planètes, le calcul et la prévision des éclipses, des levers et couchers, etc. – nous entendons examiner comment les mathématiques furent impliquées dans la production et l’utilisation des calendriers et des almanachs. En relation avec ces questions, nous examinerons qui furent les personnalités auxquelles incomba la production de ces artefacts. Nous tenterons d’identifier à qui étaient destinés ces documents. Qui utilisaient les calendriers et les almanachs, et quel savoir était requis pour leur usage ? Les documents mathématiques qui adhèrent à la pratique des sciences astrales semblent par ailleurs avoir, plus que d’autres, introduit leurs procédures en relation avec des « tâches » à accomplir, dans la présentation de savoirs mathématiques. Il s’agit là d’une hypothèse que nous entendons examiner.



3. Histoire et historiographie des cultures mathématiques


Sur la base des recherches menées au cours des premières années du projet, nous nous proposons d’ébaucher une synthèse des résultats que nous aurons obtenus à propos des cultures mathématiques différentes que nous aurons identifiées au sein de nos aires géographiques respectives. Nous examinerons en particulier les distributions de différences et de recoupement entre pratiques que donnent à voir ces cultures locales. L’objectif sera de proposer des outils théoriques qui puissent être utilisés en histoire des sciences et au delà. Nous analyserons, de plus, les usages qui ont été faits des histoires des mathématiques dans diverses arènes politiques. Enfin nous nous pencherons de façon critique la manière dont les historiographies passées ont décrit les mathématiques de « communautés » comme homogènes. Plusieurs aspects pourront être examinés à cet égard, comme l’histoire des éditions critiques, des collections de sources (archives de musées, bibliothèques…), ainsi que l’écriture contemporaine de l’histoire. Nous élaborerons les outils théoriques nécessaires pour offrir les premiers éléments d’une nouvelle historiographie des mathématiques anciennes. C’est à ce stade que nous nous tournerons vers la réalisation de documents susceptibles d’offrir à un public plus large, et tout particulièrement aux enseignants du secondaire, une vision alternative des mathématiques anciennes.



- V. Programme de recherche scientifique




1. Sciences mathématiques en Mésopotamie


Les sources cunéiformes nous livrent une mine d’informations sur les sciences mathématiques et la pra-tique des mesures dans différents milieux, à des périodes distinctes qui couvrent une échelle de temps très lon-gue, allant du début du troisième millénaire à la fin du premier millénaire avant notre ère. Cette documentation est d’une importance particulière pour le projet car elle permet d’identifier plusieurs cultures de travail mathématique distinctes, qui diffèrent selon les activités en relation avec lesquelles les mathématiques furent développées. Nous pourrons, sur cette base, aborder la question des zones de contact et des circulations entre ces poles. Concernant les sources cunéiformes, le projet se concentrera sur trois types de questions.

Tout d’abord, nous aborderons la question de l’uniformité des pratiques mathématiques, en comparant, d’une part, les pratiques dans les différentes écoles de scribes de l’Orient Cunéiforme, en mettant, d’autre part, en regard les savoirs mathématiques enseignés dans les écoles et ceux qui furent mobilisés localement dans les activités administratives.
Ensuite, nous analyserons les pratiques mathématiques développées en relation avec les sciences astrales. Nous nous concentrerons pour cela sur un milieu particulier : celui des savants d’Uruk à l’époque hellénistique.

Enfin, un aspect clé du projet est de forger des méthodes qui fondent notre interprétation des sources anciennes. L’histoire matérielle et sociale des archives et collections dans lesquelles les historiens puisent leur documentation prend à cet égard une importance particulière. Plusieurs pistes seront explorées en relation avec l’histoire des musées dans le cadre de la construction des Etats-Nations, ou avec l’histoire du commerce des antiquités.



2. Sciences mathématiques en Chine


Plusieurs documents attestent les pratiques mathématiques élaborées en Chine dans les milieux qui traitèrent de sciences astrales. Ils n’avaient pas jusqu’à présent été abordés sous cet angle et c’est ce que nous entendons faire. Nous nous appuierons, pour commencer, sur un commentaire ancien de l’une de ces sources afin d’examiner ces pratiques. En effet, les commentaires sont essentiels pour retrouver des traces attestant de pratiques effectives, comme le prouve le travail déjà réalisé par K. Chemla sur les commentaires des Neuf Chapitres.

Sur un autre plan, trois documents mathématiques récemment découverts par les archéologues chinois s’avèrent avoir été composés quelques siècles avant notre ère dans des milieux en charge de l’administration des questions financières. Le premier a déjà été publié et traduit. Il reste cependant beaucoup à faire pour décrire les mathématiques dont ce document témoigne et pour mettre en évidence ce en quoi il atteste des contrastes avec les pratiques mathématiques liées aux milieux de l’astronomie. Les deux autres documents doivent être publiés bientôt. Dans la même perspective, nous étudierons les sources qui nous informent sur le travail mathématique engagé dans la fabrication des unités de mesure standard et sur leur histoire.

Enfin, la biographie d’une figure clé se situant à l’intersection de ces deux mondes, Li Chunfeng, sera l’objet d’une étude spécifique. Une telle analyse est essentielle en tant que travail préliminaire en vue d’aborder à terme l’histoire des sources parvenues jusqu’à nous, dans la mesure où Li Chunfeng a joué un rôle crucial dans la sélection du matériel textuel qui a survécu. Plusieurs autres études analyseront sous différents angles les forces à l’œuvre dans la fabrique des sources attestant des activités mathématiques en Chine ancienne.



3. Sciences mathématiques dans le sous-continent indien


Dans les sources mathématiques en sanskrit, plusieurs écrits mathématiques clé ont été transmis en tant que chapitres de traités d’astronomie. Quel genre de mathématiques trouvons-nous dans ces chapitres ? Quels sont leurs rapports avec les calculs d’astronomie qu’on trouve dans les mêmes traités ? Ces questions semblent assez naturelles. Cependant, elles n’ont jamais été abordées systématiquement. SAW s’intéressera aux mathématiques qui ont pris forme en relation avec l’astronomie savante.

Par ailleurs, d’autres textes nous sont parvenus, par chance, qui appartiennent à la tradition des « mathématiques pratiques ». Nous examinerons dans quelle mesure on peut identifier à travers elles des milieux qui ont pratiqué les mathématiques, et des cultures mathématiques différentes de celles qu’on peut décrire en relation avec la pratique des sciences astrales. De la même façon que dans les deux autres programmes ci-dessus, nous nous appuierons sur la définition et les usages des unités de mesure pour préciser le contexte social de la production des textes mathématiques qui les utilisent, et pour mettre en évidence les connexion de ces textes avec les pratiques administratives. Puis nous nous intéresserons à l’histoire des almanachs en relation avec les textes d’astronomie mathématique théorique, afin, là encore, d’identifier différents contextes de pratique et d’usage de ces mathématiques.

Enfin, l’histoire de l’historiographie des mathématiques en Inde et l’analyse des historiographies développées dans différents contextes politiques seront étudiées au travers de plusieurs études de cas.